La politique française au Maroc" 2/ 4
GONVKNTION LALLÀ-MARGIIMA. REDDITION d'aBD-EL-KADER 55'
C'est de cette manière que Guizot, dans une lettre
adressée au gouverneur de TAlgérie, le 24 avril 1846 (1),
interprétait le texte de Tart. 4 (2), c'est en vertu de ce
droit que nos troupes ont pénétré d'une manière cons-
tante à l'intérieur de l'empire marocain pour punir les
assassinats et les vols des tribus insoumises. C'est ce
droit que M. de Freycinet affirmait en ces termes, le
4 mai 1882, à la tribune de la Chambre : « 11 est exact,
disait-il, qu'aux termes du traité de 1845, le gouverne-
ment français ei le gouvernement marocain ont respec-
tivement le droit de suivre leurs sujets sur le territoire
voisin, lorsque ces sujets ont dépassé, je ne dirai pas la
frontière, car il n'y en a pas, mais la ligne idéale qui est
censée séparer les deux empires (3). » Vers la même
époque, le Sultan renouvelait u l'autorisation de pour-
suivre sur son territoire, en dehors des ksours, et à
quelque distance que ce fût, nos rebelles dissidents » (4).
Quelque avantageuse que fût pour le Maroc la délimi-
tation des territoires fixée par le traité de Lalla-Marghnia,
le Sultan refusa tout d'abord de le ratifier, sous prétexte
que les frontières étaient portées plus à l'ouest qu'elles
n'étaient sous la domination turque. 11 fallut que le
gouvernement français refusât nettement d'engager de
nouveaux pourparlers pour décider le Sultan à échanger
(1) Guizol, op. cit., t. VU, pp. 212 et s.
(2) « Le traité de Ldlla-Marghnia, écrivait le comte de la Rue, nous
perinel de poursuivre AbdelKader jusque dans l'intérieur du désert
marocain. » Cité par H. de la Martinière, op. cit.. Revue des Deux-
Mondes, 15 avril 1897, p. 876.
(3) Journal officiel, 5 mai 1882, p. 490.
(4) G. Mandeville, La frontière marocaine et Figuig, Questions
diplomatiques et coloniales, 15 mai 1897, p. 325.
56 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRB IV
définitivement les ratifications le 6 août 1845, à La-
rache (1).
Préciser la frontière algéro-marocaine était relative-
ment aisé ; chasser Abd-el-Kader du Maroc, délivrer l'Al-
gérie de rémir, était une tâche autrement difficile. La
France n'avait, pour obtenir l'exécution des promesses
du Makhzen, aucune garantie ; et le Sultan, s'il avait
voulu remplir avec loyauté son engagement, risquait de
se trouver impuissant devant le prestige d'Abd-el-Kader.
Aussi, alors que six mois suffirent pour tracer la fron-
tière algérienne, il fallut attendre près de quatre ans, jus-
qu'au 23 décembre 1847, pour voir exécuter la clause
stipulée à l'article 4 de la convention de Tanger.
Au début de Tannée 1845, M. Guizot avait essayé d'uti-
liser l'ambassade extraordinaire du général de la Rue
pour obtenir du Sultan la solution de la question d'Abd-
el-Kader. « Il importerait, écrivait-il au général le 14 jan-
vier 1845, d'obtenir soit que l'empereur adoptât des me-
sures à l'effet d'interner Abd-el-Kader ou de l'expulser
du Maroc, soit qu'il consentît à se concerter avec nous
dans un semblable but » (2). En même temps il prescrivait
à M. Mauboussin d'agir dans le même sens auprès de
Moulay-Abderraman (3).
Ces démarches devaient être vaines. L'attaque de Sidi-
Brahim — 23 septembre 1843 — préparée en territoire
marocain, exécutée avec l'aide de bandes marocaines,
(1) L. Ordéga, op. cit., Revue politique et littéraire, 2e semestre.
1893, p. 589.
(J) Martens, N. R. G., t. IX, p. 565.
(3) Eod,, p. 567.
CONVENTION LALLA-MARGHNIA. REDDITION d'aBD-EL-KADER 57
allait attester à la fois Tinutilité de ces mesures et la
nécessité d'enlever à Abd-el-Kader toute chance d'asile
au Maroc. M. Guizot écrivit à M. de Ghasteau, consul de
France à Tanger : « M. le maréchal duc d'isly a ordre
de le poursuivre sur le territoire marocain et de châtier
sévèrement les populations marocaines qui se sont asso-
ciées à ces agressions. Vous annoncerez à l'Empereur
du Maroc ces résolutions du gouvernement du Roi en
lui demandant de nous donner son concours et de joindre
ses moyens aux nôtres afin que nous poursuivions en
commun le but qu'il s'était engagé à atteindre lui-
même » (1).
Au même moment, en Algérie, le maréchal Bugeaud
sentant combien était grave pour l'avenir de la colonie
la présence d*Abd-el Kader aux frontières, était à chaque
instant sur le point de recommencer la guerre avec le
Maroc. Il demandait seulement qu'on le laissât faire,
sauf à rejeter plus lard sur lui seul toute la responsabi-
lité. Le cabinet de Paris, et Guizot en particulier, contrai-
rement aux vues du maréchal, avaient la ferme résolution
de maintenir la paix, dût notre lutte contre l'émir en
être prolongée. Vers le temps où il adressait à M. de Ghas-
teau les instructions si nettes qui précèdent, notre mi-
nistre des affaires étrangères chargeait Léon Roches d'in-
culquer à Bugeaud la volonté du cabinet de ne point
engager la guerre avec le Sultan. Dans une longue lettre,
datée du 24 avril 1846, il essayait d'amener le maréchal
à ses vues et exposait le plan du gouvernement : « Nous
montrer bien décidés à lui rendre, à lui et à sa deïra le
séjour sur le territoire marocain, dans un voisinage assez
large de la frontière, tout à fait impossible, c'est-à-dire
(4) Le 13 octobre 1845, Martens, loc, cit.
58 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE IV
aller le chercher dans ces limites, l'en chasser quand il
s'y trouvera et châtier les tribus qui y résident, de telle
sorte qu'elles ne puissent ou ne veuillent plus le rece-
voir (1) ».
Cette tactique devait être inutile. Durant toute Tannée
1846, les troupes françaises poursuivirent vainement
Abd-el-Kader, sans trêve ni relâche, pendant six ou sept
cents lieues. Il fallut que le Sultan, pressé par les récla-
mations de notre consul, et inquiet du prestige de Témir,
se décidât à prendre des mesures effectives pour mettre
fin à cette étonnante chasse à l'homme.
Au mois de mai 1847, le qaïd El-Ahmar, gouverneur
du Riff, reçut du Sultan Tordre de marcher contre Abd-
el-Kader, de s'emparer de lui ou de l'expulser du terri-
toire de l'empire. Mais l'émir ayant pris l'offensive,
marcha la nuit sur le camp d'El-Ahmar, y pénétra sans
résistance et fit tuer le qaïd. Cette défaite irrita la colère
du Sultan : u 11 ne lui reste plus, écrivit-il à M. de Ghas-
teau, que la vengeance céleste à attendre, et c'est à nous
de faire disparaître de ce monde la trace même de ses
pas (2) )).
En attendant, son fils Moulay-Mohammed ravageait les
tribus kabyles qui s'étaient montrées favorables à l'émir ;
Moulay-Ahmcd campait sous Taza. Vers le 19 novembre,
les deux frères opéraient leur jonction et se portaient de
Taza sur la Moulouya ; un troisième corps s'avançait à
travers le Riff; le qaïd d'Oudjda se dirigeait contre les
Beni-Snassen. Averti de la marche en avant des troupes
marocaines, Lamoricière, suivant les ordres du duc d'Au-
(1) Guizot, op. cit., t. VII, p. 220.
(2) Camille Rousset, op. cit., t. Il, p. 457.
CONVENTION LALLA-MAROHNIA. REDDITION DABD-EL-KADER 59
maie, s'était porté sur la frontière, au point le plus proche,
attendant les événements. Placé entre les troupes maro-
caines et les troupes françaises, Abd-el-Kader concentrait
ses forces pour une lutte suprême sur la rive gauche de
la Moulouya.
Après avoir tenté de négocier, Abd-el-Kader essaya
une fois de plus, par une prompte offensive, de surprendre
le camp marocain. Il dut se retirer, et les troupes du
Sultan se rapprochèrent, renfermant dans un cercle
chaque jour plus étroit. Elles étaient largement approvi-
sionnées en munitions; de Nemours etde Lalla-Marghnia
elles avaient reçu 60 mulets chargés de cartouches (1).
Le 21 décembre, Témir, acculé à la mer, fit passer sa
deïra sur la rive droite de la Moulouya. Le soir venu,
après avoir conseillé aux siens de se rendre aux Français,
il tenta avec quelques cavaliers fidèles de gagner le désert
où il serait en sûreté. iMais au col de Kerbous, il se heurta
à un détachement de spahis. Comprenant que la lutte
était désormais inutile, il vint se rendre, le 23 décembre
1847, au colonel de Montauban, près du marabout de
Sidi-Brahim.
(i) Caiiiillt' Roussel, op. cit., t. Il, p. 170.
TROISIÈME PARTIE
LA POLITIQUE DU STATU QUO
Sitôt que la France eût séparé par la convention de Lalla-
Marghnia le Maroc de TAlgérie, et eût achevé, en s'empa-
ran td'Àbd-el-Kader,la pacification de sanouvelleconquête,
elle sembla se désintéresser des destinées du Maghreb. Si
des rapports se nouèrent entre les deux pays, ils naqui-
rent, en dehors des prévisions de nos diplomates, de cir-
constances extérieures, du contact des tribus marocaines
avec nos sujets algériens. Résignée aux incidents et aux
difficultés d'un pareil voisinage, la France se borna à
surmonter les conflits, et, pour quelque temps, à led
écarter.
Cette indifférence à Tégard des questions marocaines ne
pouvait durer longtemps. Lorsque la République, après
les désastres de la guerre, tourna son activité vers les en-
treprises coloniales, le xMaroc devait forcément attirer l'at-
tention des partisans de « la plus grande Algérie ». Si la
France dirigea alors toute son activité vers la Tunisie, c^est
qu'elle sentit, inconsciemment peut-être, non seulement
que la frontière algérienne était moins bien fermée du côté
de Tunis que du côté de Fez.mais encore que les difficultés
62 TBOlSitHB PARTie
d'établissement, provenant des obstacles naturels et de Top-
position des puissances, seraient plos difficiles à surmonter
au Maroc qu'à Tunis.Mais,dès cetemps-la.la poli tique fran-
çaise témoigna du plus vif intérêt pour les affaires maro-
caines. A vraidire,ellenesongeaitnulIement à donner d'un
seul coup la solution d'un problème si difficile : elle avait
conscience que chacun de ses efforts civilisateurs en Algérie,
avait son contre-coup au Maroc, et que chaque jour écoulé
rendait notre position à Fez plus inattaquable. Aussi son
but essentiel, durant cette période, jusque vers 1901, fut
d'écarter les complications dans l'empire des Chérifs, de
ne pas se laisser évincer par une autre puissance, comme
cela s'était produit en Egypte, d*éviier de laisser s'ouvrir
avant le temps la succession de « l'homme malade d'oc-
cident ». En un mot, la politique française visa simple-
ment à maintenir le «/a/// quo.
CHAPITRE PREMIER
LA POLITIQUE FRANÇAISE SOUS Lli) SECOND EMPIRE
Napoléon III estimait que le Maroc devait appartenir à
i*Espagne. A ses yeux, TEmpire ottoman touchait à sa fin,
et, dans le partage de la succession, le littoral de TAfrique
septentrionale revenait de droit aux puissances riveraines
de la Méditerranée ; TEspagne prendrait le Maroc, la
France Tunis, la Sardaigne Tripoli, TAngleterre TEgypte.
C'est la politique qu'il exposa à la reine Victoria et au
prince Albert, dans la visite qu'il leur rendit en 1857 (1).
On comprend que sous Tinfluence de telles idées la
politique française soit demeurée à Fez singulièrement
inactive. Il y eut bien, à la vérité, quelques négociations.
Vers 1850, le Sultan ne voulant pas correspondre direc-
tement avec notre chargé d'affaires, la France fit bom-
barder Salé par une de ses escadres (2). Plus tard, notre
représentant, M. d'Aquin, réglementa, parla convention
signée le 19 août 1863, l'exercice du droit de protection
qui nous est accordé par le traité de 1767 ; il adhéra,
en 1865, à la convention internationale relative à l'admi-
(I) Debidour, op. cit,, II, p. 173.
. (2) U. de la Martinière, Grande Encyclopédie, au mot c Maroc m^
p. 276.
64 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE 1
nistration et à l'entretien du phare du cap Spartel(l). En
dehors de ces points, non seulement l'Empire se désin-
téressa des affaires marocaines, mais dans la lutte d*in-
fluence qui s'engagea entre l'Angleterre et l'Espagne, il
prodigua ses encouragements à la puissance qui rêvait de
faire du Maroc une nouvelle colonie espagnole.
Aux environs de 1860, en Espagne, le général Léopold
O'Donnel y Joris, premier ministre de la reine Isabelle II,
pour éviter les conflits à l'intérieur, essayait de tourner
Tattention des partis vers la politique étrangère (2). Déjà,
en 1858, les soldats espagnols joints aux troupes françaises
s'étaient emparés de Saigon et de Tourane. Mais comme
rien ne pouvait, au même degré que la lutte contre les
Maures, exalter le sentiment national de l'Espagne, O'Don-
nel se résolut en 1859 à porter la guerre au Maroc. Pour pu-
nir des actes d'hostilité commis contre Geuta par les tribus
kabyles d'Andjera, quarante mille hommes débarquèrent
sur la côte africaine sous les ordres d'O'Donnel lui-même,
et, longeant la mer, entrèrent le 6 février 1860 dans la
ville de Tétouan (3).
La nouvelle de ces victoires n'émut guère le gouver-
nement français. Loin de contrecarrer les visées de l'Es-
pagne, il semblait les favoriser. S'il faut en croire les
journaux anglais de l'époque, il aurait mis à la dispo-
sition des troupes espagnoles du matériel de guerre et
(I) Marlens, xN. R. G.. XX.. p. 350.
dt Ch. Seignobos, Hisfoire politique de f Europe contemporaine,
3» tûiil., Paris i903. p. 289.
(3) Rouard de Card. Les relations de CEspagtie et du Maroc pen-
dant la première moitié du XIX^ siècle. Rev. de dr. ini. pub.^ 1»04,
XI, pp. 58 et 8.
LA POLITIQUE rRANÇAlftS SOUS LE SECOND EMPIRE 65
une somme d*argent (1). Heureusement pour la France,
l'Angleterre veillait. Elle n'avait été rassurée qu'à demi
par la circulaire diplomatique où, dès le début de la
guerre, le cabinet de Madrid déclarait : a Le gouver-
nement de Sa Majesté... n^occupera, d'une manière per-
manente, aucun point dont la possession pourrait pro-
curer à l'Espagne une supériorité dangereuse pour la
libre navigation dans la Méditerranée » (2). Lorsque
O'Donnel, maître de Tétouan, marcha en vainqueur sur
Tanger, l'ambassadeur britannique à Madrid, se pré-
senta au ministère des affaires étrangères, et, d'ordre
de son gouvernement, y laissa la déclaration que voici :
a 1' Aux yeux du cabinet de Saint-James, une occu-
pation définitive de Tanger par les Espagnols, était
absolument incompatible avec la sécurité de Gibraltar;
2^ Le gouvernement espagnol était prié d'acquitter, dans
le plus bref délai possible, une dette de plusieurs mil-
lions de pesetas contractée d'ancienne date avec l'Angle-
terre, et dont celle-ci, jusque-là, avait négligé le recou-
vrement (3). ))
Sur-le-champ un armistice fut conclu ; puis un traité
de paix intervint entre Sidi-Mohammed (1859-1873) et
Isabelle, sauvegardant l'intégrité du Maroc.
Si la politique impériale fut molle et indécise à Fez, il
est juste de reconnaître que, sur la frontière, elle protégea
activement nos sujets algériens contre les agressions et
les coups de main, châtia avec vigueur les tribus maro-
(4) Cf. H. de la Martinière, Grande Encyclopédie, au mot « Maroc »,
p. 277.
(2) Rouard de Gard, op. cit,^ Ret). de dr, ini. pub., 4904, p. 64.
(3) Edm. Planchât, Les Anglais au Maroc^ Rev. des Deuss-
Mondes, 15 juin 4893, p. 947. — Frisch, op. et/., p. 294.
C- 5
66 : TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE I
caines coupables, et usa délibérément du droit de suite
que nous confère la convention de Lalla-Marghnia. En
1852, le général de Montauban pourchasse la tribu des
Beni-Snassen qui sont venus piller les moissonneurs
arabes des environs de Lalla-Marghnia (i). Pour punir
les méfaits des Beni-Snassen, des Angad et des Mehaïa,qui
n ont pas craint d'attaquer un détachement français de
cavalerie, le général de Martimprey entreprend contre
eux, en 1859, une véritable campagne, et enlève, malgré
une vive résistance, le plateau d*Aïn-Taforalt. Au com-
mencement de 1870, une colonne, commandée par le
général de Wimpfen, châtie les Oulad-Sidi-Cheick, alliés
aux Doui-Menia, aux Beni-Guil et aux Oulad-Djerir. A
El-Bahariat, point situé à deux cents kilomètres au sud-
ouest de Figuig, elle force les Doui-Menia à se rendre à
merci; elle emporte d'assaut le qçar d'Aïn-Chair, cent
kilomètres à l'ouest de Figuig (2).
(1) Houanl «le CartI, Les traitiKi entre la France et le Maroc,
pp. 65 cl s.
(2) r.f. BernanI (Aiig.) et le capitaine Lacroix. Historique delà
liénèiration saharienne, Algjr 1900. p. 64.
CHAPITRE II
LA CONVENTION DE MADRID (1880)
S I. — La Gonrérence de Tanger (1879).
La guerre malheureuse de 1870 avait sensiblement
diminué notre prestige auprès des musulmans, habitués
à s'incliner devant la force (1). Ce fut le moment que
choisit Si-Mohammed-Bargash, ministre des affaires
étrangères du Sultan Moulay-el-Hassan, pour tenter, avec
l'aide et probablement à l'instigation de T Angleterre et
de l'Espagne, de restreindre notre commerce et de
diminuer notre influence par la suppression des anciens
privilèges accordés aux courtiers indigènes de nos négo-
ciants et aux Marocains protégés exceptionnels de notre
pays.
Le traité conclu, le 28 mai 1767(2), par l'entremise du
comte de Breugnon, entre Louis XV et le sultan Sidi-
Moulay-Mohammed, contenait, dans son article 11, la
disposition suivante : a Ceux qui seront au service des
(i) Castonnei des Fosses, op. cit,, Rev, de dr. int., 4884, p. 496. ^
Rouard de Gard, Les traités entre la France et le Maroc^ p. 69.
(2) Livre jaune. Question de la protection diplomatique et con-
sulaire au Maroc^ Paris, 4880, p. 474.
vy
68 TROISÎÈMK PARTIE. — CHAPITRE II
consuls, secrétaire, interprète, courtier ou autres, tant au
service des consuls que des marchands, ne seront empes-
chés dans leurs fonctions, et ceux du pays seront libres
de toute imposition et charge personnelle. » De ce texte
il résultait que les courtiers indigènes des marchands
français, appelés censaux, étaient soustraits à la juridic-
tion locale et au payement des charges personnelles. Ce
privilège s'expliquait aisément, si Ton songe à Tinsécu-
rité du Maroc, aux lenteurs et aux surprises de la justice
des cadis, à la difficulté des transports, à la nécessité où
se trouvent certains négociants étrangers de faire acheter
sur les marchés de l'intérieur, où les violences sont fré-
quentes et la répression difficile, les produits destinés à
l'exportation. Au surplus, la convention Béclard (1), du
19 août 1863, était venue supprimer tout ce que ce régime
pouvait avoir d'excessif, ne reconnaissant la qualité de
négociant qu'à m celui qui fait en gros le commerce d'im-
portation ou d'exportation » et limitant à deux, par
comptoir de commerce, le nombre des agents indigènes.
En outre, en dehors de toute convention et en vertu
d'un simple usage, il était admis que les représentants
de la France, comme ceux des autres puissances, pou-
vaient inscrire sur la liste de leurs protégés les indigènes
dont ils voulaient récompenser les services excep-
tionnels (2). C'était une sorte de droit consuétudinaire,
contre lequel, jusque-là, le gouvernement marocain
n'avait jamais élevé de protestation.
Ce fut vers 1877 que, pour la première fois, Si-Moham-
med-Bargash essaya d'obtenir la suppression des privi-
(i) De Clercq, Recueil dds traités de la France^ t. XV, p. 472.
(2) Rouard de Gard, op. cit., p. 146.
LA CONVKNTION DR MADRID (l880) 69
lèges de nos ccnsaux (1). Il y fut aidé par Sir John Drum-
mond-Hay, ministre d'Angleterre à Tanger et M. Diosdato,
ministre d'Espagne, qui parut, en cette occasion, avoir
oublié à la fois les évènemen*s de 1860 et la conduite de
ses prédécesseurs qui avaient toujours jugé identiques les
intérêts de la France et de l'Espagne au Maroc (2). Parla
ils espéraient, sinon ruiner entièrement le commerce de
la France avec le Maroc, du moins lui porter un coup
sérieux; et ce résultat leur paraissait d'autant plus dési-
rable qu'ils pensaient l'obtenir sans qu'il en coûtât rien
au commerce et à l'influence de l'Espagne et de l'Angle-
terre.
En efifel, la plus grande partie de l'exportation française
se composait de laines. Les négociants exportateurs de-
vaient, de toute nécessité, aller les prendre dans les mar-
chés de l'intérieur, souvent à de grandes distances des
ports (3); il leur fallait, pour ce service, des agents con-
naissant exactement l'intérieur du pays, les routes, les
marchés; il fallait, à ces agents, pour les préserver de
graves injustices, la sauvegarde que leur apportait la
protection d'une puissance étrangère. L'Angleterre, par
contre, voyait son commerce concentré dans les ports,
les affaires de ses nationaux traitées directement par eux-
mêmes, sous la protection des consuls. Le commerce de
l'Espagne étaitinsignifiant. Toutes deux, par suite, voyaient
disparaître sans regret des privilèges dont elles n'usaient
pas.
11 faut reconnaître que les réclamations et les plaintes
(4) Martens, N. R. G., 2« série, t. VI, p. 545.
(2) Livre jaune, op, cit. y p. 26.
(3) Sod., p. 24.
70 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
de Si-Bargash étaient en partie fondées (1). Les puissances
ne tenaient guère compte des dispositions limitatives ins-
crites dans la convention de 1863, et trop souvent. Ton
voyait des Européens, sans autre capital que la faculté de
faire délivrer la protection, battre monnaie avec cette fa-
culté. Les Marocains riches n'hésitaient pas à payer par
des dons en argent ou en nature la sécurité qu'assurait à
leur personne et à leurs biens la protection étrangère, et le
Sultan, lorsqu'il réclamait les impôts ou levait une armée,
voyait les meilleurs de ses sujets, en nombre plus consi-
dérable tous les ans, s'exempter de toute charge en qua-
lité de protégé (2). Mais ces abus, s'ils existaient, étaient
le fait de puissances autres que la France. Si-Bargash dut
en convenir lui-même, dans un entretien particulier
qu'il eut avec l'amiral Jaurès, notre ambassadeur à
Madrid, le jour où il lui déclara « que nous observions
fidèlement la convention de 1863... mais que tout le
monde n'agissait pas ainsi, que des gens qui n'avaient
aucun caractère sérieux prenaient des censaux, et que
des abus de toute sorte en résultaient » (3).
Sur la demande de Si-Bargash les représentants des
puissances à Tanger s'étaient réunis en 1877 et de leurs
séancesétait sorti un cahier volumineux de procès-verbaux
destiné à être communiqué à leurs gouvernements respec-
tifs (4). Mais les gouvernements n'avaient fait aucune ré-
ponse aux réclamations du Sultan (5) et les choses étaient
(1) Livre jaune, op. cit., p. 41.
(2) Marlens, op. cit., 2» série, VI, p. 518. — Bulletin du Comité
de V Afrique française, 1895, p. 48 ; 1900, p. 440.
(3) Livre jaune ^ op. cit. y p. 93.
(4) Martens, op, cit., 2» série, VI, p. 524.
(5) Eod, p. 515.
LA CONVENTION DE MADRID (I88O) 71
demeurées en l'état, lorsque Si-Bargash adressa à nou-
veau, le i8 février 1879, deux lettres de protestation aux
représentants des puissances étrangères (1), et ceux-ci
réunis dès le 21 février à la légation britannique, sous la
présidence de Sir John Drummond-Hay, décidèrent, sur
la proposition du ministre d'Allemagne, de rédiger un
résumé clair et bref de leurs travaux, qui exposerait d'une
manière lucide les demandes marocaines, les observations
des représentants, les points sur lesquels le consentement
des puissances était nécessaire (2).
Cette question de forme réglée, les ministres des di-
verses puissances prirent à leur tour la parole ; tous fu-
rent unanimes à déplorer les abus qui s'étaient produits
dans le système des protections, et affirmèrent vouloir s'en
tenir .Ntrictement aux droits qui résultent des traités. Le
ministre d'Angleterre parla de réduire la protection «aux
limites prescrites par les stipulations en vigueur (3) » ;
M. Diosdato déclara qu'il comprenait la nécessité de s'en
« tenir, en matière de protection, scrupuleusement «aux
stipulations des traités » (4) et M. de Vernouillet, ministre
de France, affirma qu'il se proposait de discuter la ques-
tion, « avec l'esprit le plus conciliant, tout en maintenant
les droits qui résultentdes traités ))(5). Comme toutes les
puissances jouissent au Maroc du traitement de la nation
la plus favorisée, que l'Angleterre et TEspagne, comme
les autres pays, peuvent invoquer la convention de 1863,
{{) Marlens, op cit., 2« série. VI, pp. 515 et 517.
(2) Eod., p. 521.
(3) Eod., p. 520.
(4) Eod,, p. 522.
(5) Eod., p. 523.
72 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE U
à laquelle d'ailleurs elles ont adhéré (1), il semblait, à s'en
tenir aux discours préliminaires, que les privilèges des
censaux ne seraient pas modifiés, et que la tâche de la con-
férence se bornerait à faire disparaître les abus qui s'étaient
introduits dans le système des protections, et à supprimer
les protégés exceptionnels.
Dans la réalité, les visées de l'Angleterre et de l'Espagne
étaient plus hautes, et c'est le principe même de la pro-
tection accordée aux censaux qui allait être mis en ques-
tion. Le discours de Sir John Hay contenait cette phrase
caractéristique : « Dans le cas où les représentants ad-
mettront quils (les censaux) soient assujettis aux impôts
et aux lois du pays, dans les litiges qui n'affectent pas les
intérêts de leurs commettants... » (2) Par là se découvre
la politique suivie par Sir John Hay et M. Diosdato ; d'une
part, ils déclarent hautement vouloir s'en tenir aux traités
existants ; d'autre part, sous le couvert de cette déclara-
tion de principe, ils cherchent à supprimer les censaux.
Et ces affirmations ne sont pas véritablement contradic-
toires : il était permis, en effet, aux ministres anglais et
espagnol de soutenir qu'ils n'abandonneraient pas le
droit de protection stipulé par les traités ; car, lorsqu'ils
parlent de traités, ils ne songent qu'aux traités anglo-
marocain du 9 décembre 1856 (3) et hispano-marocain,
analogue au précédent, du 20 novembre 1861 (4) ; et
ceux-ci ne visent d'une façon explicite que la protec-
tion accordée aux secrétaires arabes, domestiques ou
(i) De Glercq, op. cit., XV, p. 472, note i.
(2) Martens, op. cit. 2« série, VI, p. 520.
(3) Livre jaune, op. cit., p. 475.
(4) Eod.y fi. 176.
LA CONVENTION DE MADRID (1830) 73
soldais, employés par les agents diplomatiques ou con-
sulaires (1).
Ce fut une tactique analogue qui inspira Si-Mohammed-
Bargash dans la rédaction des demandes qu*il présenta
à l'examen de la conférence réunie à Tanger, durant
l'année 1879. En effet, après avoir déclaré dans sa de-
mande n**! que « les conditions dans lesquelles la protec-
tion peut être accordée sont celles stipulées par les articles
spéciaux des traités conclus par les gouvernements bri-
tannique et espagnol avec le gouvernement marocain et
dans la convention intervenue entre ce gouvernement, la
France et d'autres puissances en 1863 » (2), dans sa de-
mande n''14,il assimilait les censaux aux domestiques des
siiyets étrangers, les soumettait à la loi locale et à la taxe
personnelle, promettant simplement en retour de fournir
à ces agents, afin de sauvegarder les intérêts de leurs man-
dants, une lettre de recommandation auprès des auto-
rités locales (3).
L'intransigeance de ces demandes, absolument con-
traires à l'esprit et au texte du traité de 1767 et de la con-
vention de 1863, ne pouvait manquer de provoquer un
l'efus formel de la part du représentant delà France; aussi,
jpour essayer de l'éviter. Sir John Hay soumit-il à ses col-
lègues, à titre transactionnel, un nouveau projet d'après
lequel la protection accordée aux censaux était continuée
2SOUS la réserve que les agents indigènes des négociants se
s*aieDt choisis parmi les habitants des villes ou des ports
^t non parmi les habitants des villages de l'intérieur (4).
(4) Livre jaune, op. cit., p. 23.
(2) Eod.y p. 184.
(3) Marlens, op. cit., 2e série, VI, p. 529.
(li)Eod., p. 529.
74 TROISIÈME PARTIE. — CËAPITRE II
A la vérité, le projet anglais ne fut pas maintenu long-
temps ; Sir John Hay s'aperçut bien vite qu'à vouloir trop
demander l'on risquait de tout perdre. Le but purement
égoïste de la disposition interdisant de choisir des censaux
en dehors des villes était trop évident pour que personne
pût s'y laisser tromper. Aussi, dans la dernière séance de
la conférence, qui fut tenue chez Si-Mohammed-Bargash,
le 19 juillet 1879, Sir John Hay n'hésita pas, même après
que le ministre du Sultan eût admis que les censaux pour-
raient être choisis parmi les habitants des villes, à retirer
définitivement les propositions qu'il avait faites (1).
Les puissances se trouvaient de nouveau en face des
premièi es demandes de Si-Bargash. Telles qu'elles étaient
présentées, elles parurent parfaitement inacceptables pour
nos intérêts, et en marge des propositions marocaines,
admises ad référendum par M. de Vernouillet,le gouverne-
ment français inscrivit ceci sur l'article xiv : « La situation
des censaux doit être définie autrement que par une dis-
position d'analogie. La convention Béclard, du 19 aoûtl863,
porte expressément que la protection française s'applique
aux facteurs, courtiers ou agents indigènes employés par
les négociants français pour leurs affaires de commerce et
que leur nombre est limité à deux par maison et par comp-
toir. L'article 14 doit reproduire cette disposition (2) ».
L'opposition de la France faisait échouer la conférence
de Tanger sur la question des censaux; l'opposition de
l'Italie allait empêcher de supprimer les protégés excep-
tionnels.
Déjà, dans le discours qu'il avait prononcé à la séance
(4) Martens, op. ci7., 2« série, VI, p. 544. .
(2) Livre jaune, op. cit., pp. 47-48.
LA CONVENTION DE MADRID (I88O) 75
préliminaire, M. Scovasso, consul d'Italie à Tanger,
s'était montré assez mal disposé à l'égard des demandes
marocaines (1). Lorsque la question se posa de savoir quelle
latitude serait accordée au droit de protection, M. Scovasso
déclara, seul de son opinion, et contrairement à l'avis
clairement formulé des ministres d'Allemagne, d'Espagne
et d'Angleterre, « qu'il ne renoncerait pas aux droits
acquis par l'usage de protéger des sujets marocains en
dehors des employés indigènes des légations et officiers
consulaires » (2).
§ 2. — La (k)nfôrence de iMadrid <1880).
Pour être complet, l'échec de la conférence de Tanger
ne découragea nullement Sir John Hay. Supposant que
l'argument tiré de la souveraineté du Sultan serait d'un
poids plus considérable auprès de plénipotentiaires peu
au courant de l'état du Maroc et des contingences de la
politique marocaine, Sir John Drummond-Hay suggéra
au cabinet de Saint-James, dès le mois de septembre 1879,
l'idée de réunir à Madrid une conférence sur la question
des protections (3), « à laquelle ne prendrait part aucun
représentant accrédité aujourd'hui au Maroc (4) ». Cette
condition était mise, disait-on, pour rendre l'accord plus
facile.
L'idée fut bien accueillie, comme on pense, par les
cabinets de Londres et de Madrid M. Waddington, notre
(1) Martens, op. cit., 2e série, VI, p. 523.
(2) Eod., pp. 538 et s.
(3) Livre jaune, op. cit., p. 48.
(Â)Eod., p. 33.
76 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITI^E II
ministre des affaires étrangères, consulté, répondit
« que le gouvernement de la République n'avait pas d'ob-
jection à élever contre la procédure suggérée par le
cabinet de Londres et qu'il prendrait part à la Confé-
rence proposée, dans le cas où les autres gouvernements
intéressés accepteraient de s'y faire représenter égale-
ment (1) ». Le même accueil favorable ayant été fait à
la demande anglaise et espagnole par les différentes
cours, M. de Elduayen, ministre des affaires étrangères
d'Espagne, adressa, le 10 avril 1880, aux cabinets de
l'Europe et de l'Amérique, une invitation officielle à se
faire représenter à la conférence qui devait se réunir à
Madrid, le 15 mai, pour examiner la question des protec-
tions au Maroc (2).
Dès les premières séances de la conférence de Madrid —
15 mai-30 juillet 1880 — il fut possible de prévoir combien
la situation de la France allait s'y trouver difficile. Sans
doute l'on pouvait compter sur l'appui de l'Allemagne.
Le prince de Hohenlohe avait dit à notre ambassadeur à
Berlin, le comte de Saint- Vallier, « être spécialement
charge de lui déclarer que l'Allemagne, n'ayant point
d'intérêts au Maroc, son délégué aurait pour instructions
de régler son attitude d'après celle de son collègue de
France (3) ». L'on pouvait aussi espérer, en se référant
aux négociations antérieures, que le concours de l'Italie
ne nous ferait pas défaut. Mais, à la première demande
de Si-Bargash, on put voir, selon les termes de l'amiral
Jaurès, notre plénipotentiaire à la conférence, que « pour
(4) Livre jaune j op. cit., p. 18.
(2) Eod., p. 3i.
(3) Eod., p. 30.
LA CONVENTION DE MADRID (I88O) 7?
soutenir la campagne qu'il préparaît contre nous, il
comptait sur une majorité toute faite, et considérée par
lui comme acquise à l'avance à toute proposition tendant
à diminuer nos droits et nos privilèges au Maroc (1) ».
Il était permis, en effet, d'espérer que si l'on avait
demandé la réunion d'une conférence à Madrid, c'était
afin d'y obtenir un accord jugé indispensable, et que,
par suite, le plénipotentiaire du Maroc, regardant comme
acquis tous les points unanimement acceptés, présen-
terait sur les points contestés des dispositions conci-
liantes. L'on vît cependant Si-Bargash ne tenir aucun
compte de l'acceptation de l'article premier, revenir sur
cet article, qui était simplement la confirmation des
traités existants, et déclarer que la convention de 1863,
« cause du préjudice aux transactions commerciales...
C'est pourquoi nous vous prions de bien vouloir chercher
avec nous un moyen de transaction (2) »>. Et, dans les
nouvelles propositions 14, 13 et 16, qui lui avaient été
suggérées, disait-il, par les résultats de la conférence de
Tanger (3}, on lisait ceci : u Les agents (courtiers ou cen-
saux des négociants étrangers) seront choisis parmi les
habitants des villes et des ports et non parmi les habi-
tants de la campagne... Ils seront soumis à la juridiction
locale. La Protection s'étendra sur les marchandises et
sur l'argent des négociants étrangers (4) ».
La nouvelle demande n° 1 de Si-Bargash qui, cette fois,
visait clairement à supprimer les censaux, donna lieu à
un débat assez vif et un peu confus. En effet, admettre
(1) Livre jaune, op, cit., p. 83.
(2) Eod., p. 184.
(3) Eod., p. 150.
(À) Eod., p. 184.
78 TROISIÈME PARTIE, — CHAPITRE II
cette demande, c'était poser comme point fondamental,
que la convention de 1863 est tellement nuisible aux
intérêts commerciaux, à l'exercice de la justice et au main-
tien de Tordre, qu'il n'y avait plus, pour ainsi dire, qu'à
chercher par quoi on pourrait la remplacer. Et, sur ce
point, les instructions très nettes de notre ministre des
affaires étrangères, M. de Freycinet, à l'amiral Jaurès,
portaient u de refuser d'entrer en conversation (1) ».
Admettre, par contre, le n** 1 des demandes présentées
à Tanger, n'était-ce pas rendre impossible toute modifi-
cation à la convention de 1863, et enlever par avance
toute utilité et toute portée pratique à la conférence?
Pour sortir de diftîcuité, M. Canovas del Castillo, plé-
nipotentiaire d'Espagne et président de la conférence, pria
Si-Bargash de renoncer à son addition et proposa de
voter l'ancienne demande n* 1, étant bien entendu que
ce numéro ne constituait qu'une « constatation de faits d,
u la déclaration d'un état de choses existant » (2), et les plé-
nipotentiaires, y compris l'amiral Jaurès, s'empressèrent
d'adhérer à cette proposition.
Cette question préliminaire réglée . la conférence
entrant dans le détail des protections, s'occupa en pre-
mier lieu de la catégorie de protégés qui comprend les
indigènes et leur famille, interprètes et employés des
différentes autorités consulaires. Sur ce point, les propo-
sitions de Si-Bargash ne différaient guère des conditions
stipulées dans les traités anglo-marocain de 1856, hispano-
marocain de 1861 et dans la convention passée avec la
France et d'autres puissances en 1863. Aussi furent-elles
(i) Livre jaune, op, cit., p. 55.
(2) Eod., p. 487.
LA CONVENTION DE MADRID (i880) 79
adoptées facilement. L'amiral Jaurès fit admettre un
. amendement réservant aux puissances le droit de nommer
, des consuls dans l'intérieur du Maroc (1).
Les difficultés, que Ton avait simplement ajournées,
reparurent entières lorsque la question des censaux fut
mise à Tordre du jour. Si-Bargash retira les propositions
qu'il avait faites à Madrid, et le plénipotentiaire de
Grande - Bretagne , Sir Sackville - West, présenta un
nouveau projet qui aggravait singulièrement les proposi-
tions qu'avait faites à Tanger, en 1879, Sir John Drum-
mond-Hay : les courtiers, en nombre proportionnel à
l'importance de la maison de commerce, avec un maxi-
mum de trois, étaient soumis à la juridiction locale et
traités comme les sujets du Sultan (2). L'amiral Jaurès
essaya d'écarter les propositions anglaises en demandant
à la conférence de prendre comme base de la discussion
les demandes de Si-Bargash à Tanger. Mais sur une ques-
tion de M. Canovas del Castillo, Si-Bargash hésitant et ne
sachant tout d'abord ce qu'on attendait de lui, déclara
retirer ses demandes de Tanger.
11 ne restait plus que les propositions anglaises. Cepen-
dant les plénipotentiaires de France, d'Allemagne et
d^talie demandèrent que la discussion s'engageât sur le
même terrrain qu'à Tanger. Ce fut en vain ; tous les
autres délégués ayant été d'un avis contraire, l'amiral
Jaurès se vit obligé d'entrer en discussion sur un projet
cjui faisait litière de tous les droits qui nous étaient con-
férés par la convention de 1863 (3).
(1) Livre jauncy op, cit. pp. 187, 190.
(2) Eod., p. 195.
(3) Eod., p. 196.
80 TROlilftMB PARTIE. — CHAPITRE II
Néanmoins notre ministre des affaires étrangères était
bien résolu à ne pas céder sur la question des censaux.
Il se savait soutenu par rAllemagne et aussi par l'Italie,
qui venait de lui communiquer son intention de main-
tenir les protections existantes (1). Aussi, pendant qu'il
appuyait auprès des cabinets européens les efforts du
gouvernement italien en vue de faire modifier les ins-
tructions données aux délégués (2), il télégraphiait à
Tamiral Jaurès : u La liberté de choisir les censaux dans
le voisinage des marchés, et le maintien de leur nombre
déjà trop restreint sont indispensables. Nous ne pouvons
pas les laisser sous la juridiction des cadis... Déclarez à
l'avance, si vous le jugez opportun, que vous ne vous
écarterez pas de ces bases et n'acceptez la discussion des
points de détail que si l'un de vos collègues fait des pro-
positions qui ne soient pas contradictoires avec votre
point de vue » (3). k la séance du 6 juin, à Madrid, l'ami-
ral Jaurès faisait la déclaration prescrite (4) ; le 8 juin
M. dé Freycinet priait M. Léon Say, notre ambassadeur à
Londres, d'attirer amicalement l'attention de lord Gran-
ville sur les considérations suivantes : « Les change-
ments que les adversaires de nos privilèges convention-
nels voudraient introduire dans le régime actuel en ce
qui concerne les censaux ne peuvent nous trouver indif-
férents, et nous sommes décidés à nous retirer de la
conférence, plutôt que d'y consentir... » (5).
(i) Livre jaune, op, cit., p. 70.
(^)Eod.y pp. 75 et 8.
(3) Eod., p. 73.
(4) Eod., p. 203.
(5) Eod,, p. 80
LA CONVENTION DE MADRID (l8d0) 81
D'ailleurs, dans la séance du 6 juin, avant l'entretien
de lord Granvîlle et de M. Say, M. Sackville-West com-
prenant, devant la déclaration catégorique de Tamiral
Jaurès, que le maintien de ses propositions risquait de
compromettre Tissue de la conférence, les avait reti-
rées (1). Deux nouveaux projets avaient été aussitôt pré-
sentés par TAutriche et par Tltalie. Le projet italien du
comte Greppi était presque entièrement conforme à nos
vues ; le projet du comte Ludolf Tétait moins et ce fut lui
cependant qui obtint la priorité (2).
Aussi M. de Freycinet s*empres8a-t-il de prier notre
ambassadeur à Vienne d'entretenir de cette affaire le mi-
nistre des affaires étrangères d'Autriche-Hongrie (3) ; le
baron Haymerlé, après s'être fait remettre une note rela-
tive aux vues du gouvernement français sur la question
plus spéciale des censaux (4), déclara que ce n'était « que
pour concilier les opinions divergentes entre la France et
l'Italie d'une part et la Grande-Bretagne d'autre part, que
le comte Ludolf avait entrepris de formuler ces proposi-
tions ». Il ajoutait: n Le Gouvernement impérial et royal
est loin de vouloir se mettre en contradiction à ce siyet
avec celui de la France ; aussi n'a-t-il pas tardé, lorsqu'il
fut instruit de la manière dont le cabinet français envi-
sage la question, de charger le comte Ludolf par la voie
télégraphique de s'associer dans la mesure du possible
aux amendements que le plénipotentiaire français pour-
rait présenter » (6).
(i) Livre jaune, op, cit., p. 209.
(2) Eod„ loc, cit,
(3) Eod.^ p. 77.
(4) Eod,, p. 97.
(5) Eod., p. 98.
«.-6
82 . TROISIÈME PARTIR. -7- CHAPITRE II
La démarche de notre ambassadeur eut les meilleurs
résultats : on vit à Madrid le comte Ludolf se rapprocher
progressivement du point de vue français et donner son
adhésion à plusieurs propositions conciliantes de l'ita
lie (1).
Toutefois, pour être acceptable dans son ensemble, le
projet Ludolf n'en demeurait pas moins contraire à cer-
taines prétentions delà France, et l'on pouvait s'attendre
à des difficultés sérieuses lorsqu'un incident, dans lequel
le Makhzen fit preuve d'une intransigeance assez contraire
à la souplesse traditionnelle de sa diplomatie, vint donner
à la question des censaux la solution la plus simple et la
plus satisfaisante pour nous.
Déjà le projet Ludolf était entré en discussion, et l'ar-
ticle premier qui établissait en principe deux catégories
de protégés, les employés des légations et' les agents des
négociants, avait été adopté par la conférence. L'on était
arrivé à l'article 2, présenté conjointement par le comte
Ludolf et le comte Grcppi, lorsque Si-Mohammed-Bargash,
sur l'ordre du Sultan, déclara le repousser formellement
et proposa de lui substituer un nouvel article qui auto-
riserait les négociants à prendre des censaux dans les
ports et dans les villes de l'intérieur, mais interdirait de
les choisir parmi les habitants de la campagne (2),
Cette proposition fut assez mal accueillie par la confé-
rence. Le comte Ludolf, notamment, déclara qu'il était
impossible de méconnaître la valeur des arguments par
lesquels on justifie le choix dos censaux parmi les habi-
tants de la campagne. Gomme d'autre part Si-Bargash,
(1) Livre jaune, op. cit.. p 113.
(2) Eod., p. 223.
LA CONVENTION DE MADRID (i880) 83
malgré les sollicitations dont il était l'objet, demeurait
inébranlable, la conférence se vit forcée de constater
que le refus du délégué marocain était une barrière in-
franchissable à tout arrangement. Et lorsque le plénipo-
tentiaire du Sultan s'efforça de rejeter sur la France la
responsabilité de la suspension des séances, Tamiral
Jaurès put facilement lui répondre qu'il ne s agissait
plus de ses déclarations antérieures, mais bien de l'ar-
ticle 2, admis conjointement par l'Autriche, l'Italie et la
France. Sur la proposition du président, la conférence
s'ajourna sans date fixe, afin que les plénipotentiaires
pussent, dans des entretiens particuliers, rechercher la
possibilité de s'entendre (1).
La rupture de la conférence était un fait accompli
depuis le 12 juin, et l'amiral Jaurès conservait peu d'es-
poir de voir se réaliser l'accord (2), lorsque, le 15 juin,
Si-Mohammed-Bargash vint le voir et le prier de « le tirer
de la pénible situation » où il était (3). Le ministre maro-
cain demanda à notre plénipotentiaire la continuation de
la conférence, en laissant de côté les articles 14, 15 et 16*
tt Mais cependant, répliqua l'amiral Jaurès, il faut bien
régler la situation des censaux. » — « Nous laisserons
alors les choses en l'état » déclara Si-Bargash (4). C'était
tout ce que notre diplomatie souhaitait et ce que les
débuts de la conférence ne lui avaient guère laissé l'es-
poir d'obtenir. Aussi s'emprcssa-t-elle de donner acte de
sa déclaration au ministre marocain, déclaration que la
conférence, dans sa séance du 19 juin, sur la proposition
(1) Livre jaune, op, cit., p. 223.
(2) Eod., p. 89.
(3) Eod., p. 92.
{Â)Eod.,p.9Z.
S4 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
de :5i-Bargash lui-même. conGrma en ces termes : « Il
ii*est rien changé à la situation des censaux. telle qu'elle
a été établie par les Traités et la Convention de 1863,
sauf ce qui sera stipulé, relativement aux impôts, dans
les articles suivants (i ». Ainsi se trouva réglée, à l'en-
tière satisfaction de la France, la question de la protection
accordée aux censaux.
Aux privilèges des courtiers des négociants étrangers,
se rattache logiquement la question du droit consuétu-
dinaire de protection. Néanmoins, à la conférence, la
discussion de ce point délicat avait été réservée. Si-Bar-
gash attendit que toutes ses demandes eussent été exami-
nées pour faire la déclaration suivante : « Le Gouverne-
ment marocain ne reconnaîtra d'autres protégés que ceux
dont le nombre et la qualité ont été déterminés par les
articles que la Conférence a adoptés (2) ». C'était la sup-
pression des protégés exceplionnels. Aussitôt le pléni-
potentiaire italien comte Greppi se leva et demanda la
parole. Avec quelque vivacité, il montra la formation
avec le temps, par relTet d'une sorte de prescription,
d'un droit de protection consuétudinaire, que ritalie
avait toujours maintenu inaltérable, sans jamais en
abuser. Il éiiuméra les raisons de fait et, en particulier,
le fanatisme musulman, qui justifiaient le maintien de ce
droit, dchionça l'illusion de ceux qui pensent que la pro-
tection étrangère entrave le Maroc dans la voie du pro-
grès, et après avoir déclaré que seule une réforme poli-
tique et administrative du pays pouvait porter remède à
(( la maladie » dont se plaignait le délégué marocain, il
(1) Livî'e jaune, op. cit., p. 22i.
(â) £od., p. 240.
LA CONVENTION DE MADRID (i880) 85
concluait en ces termes : « Le gouvernement italien tient
à conserver le droit consuétudinaire de protection, mais
il ne l'accordera que dans les cas tout à fait exception-
nels (1) ».
La conférence, jusque-là. avait fait œuvre de définition
en déterminant le nombre et la qualité des protégés. Le
droit consuétudinaire réclamé par l'Italie était la négation
même de ce principe. Que devenaient en effet, en pré-
sence d'un droit de celte nature, les dispositions limita-
tives qui avaient été adoptées? Aussi, sans s'arrêter à la
réclamation de Si-Bargash et tout en admettant le prin-
cipe même de ce droit, la conférence, et notamment
M. Canovas del Gastillo, s'employa-t-elle à faire accepter
par le délégué italien des limites précises à la protection
consuétudinaire; des réunions privées furent tenues par
les délégués; et malgré l'appui que, par un juste retour,
l'amiral Jaurès prêta à son collègue italien (2), il fut
décidé que l'on présenterait à Tcxamen de la conférence
le texte suivant : « Le nombi e des protégés ainsi créé ne
pourra dépasser celui de trois par puissance (3) ».
Ce texte n'avait été admis par le comte Greppi que
sous réserve d'en référer à son gouvernement. Or le cabi-
net italien l'interpréta comme interdisant simplement à
une puissance étrangère de protéger pour un même fait
plus de trois sujets marocains à la fois (4). La réponse
imprévue de l'Italie souleva la surprise des délégués et
remit tout en question. De nouveau notre plénipoten-
tiaire se trouva dans une situation délicate, placé entre
(1) Livre jaune, op. cit., p. 241 à 2i5.
yt)Eod., p. 121.
(3) Eod., p. 249.
(i)Ead., p. 416.
86 TROlSliMB PARTIE. — GHAPITRI II
les puissances et l'Italie, qui nous avait constamment
soutenus. Il avait reçu de M. de Freycinet l'ordre de
s'abstenir plutôt que de voter contre elle (1), lorsque Si-
Bargash et le comte Greppi tombèrent d'accord pour
limiter à douze le nombre des protégés exceptionnels
que pourrait désigner une puissance étrangère (2).
Ainsi fut consacré définitivement, au profit de toutes
les puissances signataires de la convention de Madrid,
l'ancien droit consuétudinaire de protection, que l'An-
gleterre, l'Espagne et la France pouvaient paraître avoir
abandonné depuis 1863.
La conférence eut encore à s'occuper d'une réclama-
tion que Si-Bargash avait maintes fois formulée (3),
relativement aux sujets du Sultan, juifs pour la plupart,
qui, pendant un séjour à l'étranger s^étaient fait natura-
liser, et, de retour au Maroc, s'appuyaient sur cette natu-
ralisation pour se soustraire à la juridiction et aux
taxes locales. Sur ce point, notre ministre des affaires
étrangères pensait qu'un règlement international, appli-
cable à tout un ensemble de pays qui professent sur la
question de la nationalité des principes souvent opposés,
était difficile à obtenir. 11 aurait préféré chercher dans
un arrangement spécial, conclu directement entre le
Maroc et la France, le moyen de diminuer le nombre
des conflits de ce genre, trop fréquents à la frontière
algérienne.
La conférence admit qu'il y avait quelque chose à faire
pour donner satisfaction au Maroc ; le général Fairchid,
(4) Livre jaune, p. 118.
(t) Eod., p. 262.
(3)Martea8, op cit., 2e série, VI, p. 515.
LA CONTENTION l>t MADRID (t**0' 87
plénipotentiaire de$ Etats-Unis, estima qiril nVtait pas
juste qu*un Marocain, devenu sijget d^un pays étranger,
de retour au Maroc avec l'intention de s y fi\er. put récla-
mer la qualité de naturalisé : Ton rappela la loi turque,
acceptée par les puissances, qui a établi que tout siget
ottoman naturalisé perd cette qualité en revenant en
Turquie. Aussi, par déférence envers Topiniou des délé-
gués des autres puissances, notre plénipotentiaire accepta,
sur la question des naturalisés, le texte suivant voté à
l'unanimité : « Tout sujet marocain naturalisé à Tétran-
ger. qui reviendra au Maroc, devra, après un temps de
séjour égal à celui qui aura été régulièrement nécessaire
pour obtenir la naturalisation, opter entre sa soumission
entière aux lois de TKmpire ou l'obligation de quitter le
Maroc, à moins qu'il ne soit constaté que la naturalisa-
tion étrangère a été obtenue avec l'assentiment du gou-
vernement marocain. »
Toute une partie du projet marocain sur la protection
était relative aux taxes applicables aux sujets et protégés
étrangers. Le Makhzen, toujours pressé d'argent, attachait
une grande importance au succès de ses réclamations et
la conférence parvint sans grande difficulté à s'entendre
avec lui sur ce point. Déjà, à Tanger, Si-Bargash avait
voulu assujettir ■ les sujets et protégés des puissances
étrangères qui se livrent à ragricullure », par l'intermé-
diaire de leurs consuls, au payement des droits que payent,
conformément au Chrâ, loi imprescriptible du pays, les
récoltes et les troupeaux des sujets marocains. « Celui qui
fera une fausse déclaration », disait Si-Bargush, k perdra
tout ce qu'il n'a pas déclaré ». Sa demande avait été ad-
mise parles représentants des puissances sous une double
condition : 1*" que « la nature, le mode, la date et la quo-
88 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
iité des impôts fussent préalablement fixés par un tarif
arrangé entre le gouvernement marocain et les représen-
tants » ; 2" qu'un arrangement « reconnaissant le droit de
propriété aux Européens fût conclu avec le gouvernement
du Maroc ». Les représentants admettaient que « Tachai
des propriétés dût être effectué avec l'assentiment préa-
lable du gouvernement marocain » et « que les titres de
propriété fussent faits dans les formes prescrites par les
lois du pays » (1). Si-Bargash avait aussi réclamé, des
étrangers propriétaires de bêtes de somme, le payement
de la taxe dite des Portes, et les représentants l'avaient ac-
cepté « pourvu qu'un tarif équitable fût réglé avec le gou-
vernement, et que la taxe ne pût être augmentée sans un
nouvel arrangement » (2).
Ce que les représentants des puissances à Tanger avaient
consenti, les plénipotentiaires de Madrid ne crurent pas
devoir le refuser. Peut-être pensèrent-ils que ces ressources
nouvelles allaient permettre au sultan Moulay-el-Hassan
de réaliser des réformes profitables ; et, sous les articles 11,
12 et 13 de la convention de Madrid, ils inscrivirent exacte-
ment dans la même rédaction les résultats de la confé-
rence de Tanger. Seule, la confiscation des biens omis dans
la déclaration des contribuables parut aux délégués étran-
gers une pénalité excessive, et ils la remplacèrent par une
simple amende du double (3).
Entre temps, une question à laquelle quelques-uns ont
paru depuis attacher la plus grande importance, était ra-
pidement examinée et résolue par la conférence. L'amiral
(i) Mariens, op. cit., T série VI, p. 531.
{ï)Eod.,p. 515.
(3) Livre jaune, op. «7., p 226 et 227.
LA GONVRNTION DE MADRID (i880) 89
Jaurès désirait voir accorder expressément à toutes les
nations représentées le traitement de la nation la plus fa-
vorisée, bien que Si-Bargash eût déclaré qu'en fait toutes
les puissances en jouissaient (1). Voici, in ejî/e/i.ço, d'après
le protocole n° H, le compte rendu du débat qui s'ouvrit
à ce sujet : « Le plénipotentiaire de France propose en-
suite, et la Conférence adopte à l'unanimité, sous le n"" 20,
l'article suivant : Le droit au traitement de la nation la
plus favorisée est reconnu par le Maroc à toutes les puis-
sances représentées à la Conférence » (2).
La convention de Madrid du 3 juillet 1880(3), dans la-
quelle furent inscrits les résultats de la conférence, paraît
bien avoir consacré le succès de notre diplomatie. Dans
le débat relatif aux censaux, où nous étions défendeurs,
nous conservions nos positions anciennes, malgré tous les
efforts poursuivis contre nous depuis trois ans ; le droit
de protéger les sujets marocains pour services exception-
nels rendus à la France, — droit dont notreconsul à Tanger
allait bientôt faire un si judicieux usage — nous était re-
connu sans conteste ; le prestige de notre pays s'augmen-
tait de l'inutilité des efforts tentés par nos rivaux. 11 est
donc difficile de penser, quoi qu'on ait pu dire, que la
convention de Madrid marque, de quelque façon que ce
soit, le recul de l'influence française au Maroc (4).
Si maintenant l'on essaye d'apprécier la portée de la
conférence au point de vue de la pénétration européenne
au Maroc et de la civilisation en général, on est obligé
(i) Livre jùunej op. cit„ p. 117.
(2) Eod.. p. i39.
(3) Martens, op. cit., 2« série, VI, p. 62-4.
(4) Pène-Siefert, op. cit.y Rev. pol. et pari., Xoûi 1903, p. 285.
90 TlhOISlÈME PARTIE. — CHAPITRE II"
d'avouer que le but visé par les puissances ne fut atteint
que très imparfaitement. Sans doute Ton voyait consa-
crer par la conférence des principes excellents : la sup-
pression des abus dans le système des protections, le droit
pour les étrangers d'acquérir des terres au Maroc. Mais ces
principes, pour être affirmés énergiquement, n*en demeu-
rèrent pas moins inappliqués. On vit parla suiteeton voit
encore, quoique en nombre plus restreint, des Européens
vivre au Maroc, sans faire de commerce ni déployer la
moindre activité, du seul tribut que leur payent les sujets
marocains en retour delà protection qu'ils confèrent (1).
On a vu certaines légations elles-mêmes, trafiquer de leur
droit de protection (2), et des difficultés diplomatiques
interminables en résulter (3). En ce qui concerne le droit
de propriété, si les achats de biens immeubles par des
étrangers demeurent théoriquement possibles, ils sont, de
fait, interdits dans Tintérieur du pays, le Makhzen, pour
empêcher toute pénétration européenne, refusant invaria-
blement l'autorisation nécessaire (4). Si bien que l'on peut
dire que la convention de Madrid marque le doubleéchec
de la tentative anglo-espagnole contre le commerce et l'in-
fluence française, et des eflbrts de l'Europe en vue de la
pénétration du Maroc.
(1) Bulletin du Comité de V .\ f nique française, 1895, p. 48. Nous
désignerons à l'avenir cette* publication sous le nom de Bulletin.
(2) Bulletin. i900, p. UO.
(3) Eod., 1900, p. 375
(4) U. J. Frisch, op. cit., p. 254. — H. «le la Martinière, Le règne
de .Houlay-el Hassan. Revue des Deux Mondes^ 15 sept. 1894, p. 406.
CHAPITRE III
LA POLITIQUE FRANÇAISE A FEZ DE 188i A 1900
Le succès de la diplomatie française à Madrid, l'ar-
rivée à Tanger d'un consul clairvoyant et énergique,
M. Ordéga, devaient inciter la France à inaugurer au
Maroc une politique plus ferme et plus agissante ; le
premier acte qui témoigna de cette activité nouvelle fut
la protection accordée en 1883 au chérif d'Ouazzan, Si-el-
Had j-Abdesselam .
Le chérif d'Ouazzan possède au Maroc la plus haute in-
fluence religieuse. Sa maison remonte à Fatime-ez-Zohra, la
fille chérie du Prophète et compte, au nombre de ses ascen-
dants directs, Moulay-Idriss, premier empereur du Maroc.
Les Sultans Filali, qui, depuis 1632, ont usurpé le trône,
reconnaissent sa prééminence et, à leur avènement, solli-
citent de lui une sorte d'investiture spirituelle ; en retour
ils lui abandonnent, en fief indépendant, la ville d Ouazzan
avec les beaux jardins qui l'entourent. Le chérif est grand-
maître de la confrérie religieuse des Moulay-Taïeb, unedes
plus importantes du monde musulman. Lors des grandes
fêtes religieuses, l'on voit les pèlerins et les envoyés des
régions les plus reculées de l'Atlas s'assembler auprès de
lui pour écouter sa parole, obéir à ses conseils et rendre
92 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE IIl
compte de la gestion des biens habbous que possède la
confrérie dans tout le nord de l'Afrique (1).
Vers i883, Si-cl-Hadj-Abdesselara se trouvait en butte
aux vexations de Moulay-el-IIassan. Le Sultan, obéissant
aux incitations de confréries religieuses rivales ou aux
conseils intéressés de certaines puissances, avait nommé
gouverneur d*Ouazzan, jusqu'alors principauté indépen-
dante, un membre effacé de la branche cadette d'Ouaz-
zan, agitateur dangereux et plein d'ambition. Dépossédé,
persécuté dans le pays même de ses ancêtres, Si-el-Hddj-
Abdesselam demeurait indécis de la route à suivre.
Ce fut à ce moment que M. Ordéga offrit au chérif la
protection de la France, en vertu de l'article 16 de la
convention de Madrid. Déjà son intervention en Algérie
nous avait été précieuse, auprès de tribus dissidentes.
Pouvait-on d'ailleurs abandonner aux suggestions et aux
manœuvres d'une tierce puissance le grand-maître d'une
confrérie religieuse qui, d'après les chiffres fournis par une
statistique dressée en 1882, compte dans notre colonie
20,000 de ses khouans ou affiliés? (2) De son côté Abdes-
selam avait intérêt à se concilier l'amitié de notre pays.
En interdisant aux mokaddem de la confrérie de récolter
sur le territoire algérien les ziara ou offrandes des fidèles,
la France pouvait enlever au chérif le meilleur de ses
ressources. Aussi, malgré les protestations et les intri-
gues du gouvernement marocain qui voyait sans plaisir
un tel personnage se mcttn» hors de sa portée, Abdesselam
accepta- 1- il la protection de la France. M. Ordéga par-
(1) H. de la Martinière, op. cit.. Revue des Deux- Mondes^ 15 sep-
1894, pp. 426 et s.
(2) Cat (Edouard), L'islamisme et les confréries religiettses au
Maroc, Revue des Deux- Mondes y 15 septembre 1898, p. 393.
LA POLITIQUE FRANÇAlSIC A FEZ DE 1881 A 1900 93
vint même, par une réclamation énergique, à obtenir
du Sultan la destitution du pacha d'Ouazzan.
A la vérité, on put craindre un moment que nous ne
pourrions retirer de notre protégé tous les services que
nous étions en droit d'attendre. Si-cl-Hadj-Abdesselam,
épris de civilisation européenne, résidait à Tanger, u Tan-
ger la chienne », répudiait ses femmes pour épouser une
institutrice anglaise, et parfois s'enivrait de vin (i). Bien
qu'auprès des musulmans pieux le vin, dans sa bouche,
passât pour se changer en lait et que son ivresse fût tenue
pour « une fureur sacrée, un divin délire » (2), l'influence
de la maison d'Ouazzan ne pouvait que souffrir de ces
incartades. Heureusement son fils aîné, qui lui a succédé
en 1892, Moulay-el-Arbi, possède une grande réputation
de sainteté (3). U est vénéré de tous les musulmans. Le
marquis de Segonzac, qui a exploré une partie du Maroc
dissimulé parmi les gens de l'escorte d'un chérif ouazzani,
rapporte qu'un jour des Berbères de l'Atlas, croyant voir
dans la caravane qui s'avançait, des soldats du Sultan,
coururent aux armes ; mais bientôt reconnaissant la-
mahaffa ou litière du chérif, ils vinrent se prosterner à
ses pieds et implorer sa bénédiction (4).
Vers 1887 l'Espagne essaya de pallier l'échec de sa
diplomatie à la conférence de Madrid. Dans une note du
2 octobre 1887, le ministère espagnol annonça aux puis-
(1) G. Valbert, Le Martèc et les puimances européennes a Tanger,
Revue des Deux- Mondes, le' décembre 1884, p. 69i. — Cat, op. cU^
Revue des Deux- Mondes^ 15 septembre 1898, pp. 391 et s.
(â) Bulletin, mai 1903, p. 150.
(3) Eod., octobre 1892, p. 10.
(4) Segonzac (marquis de), Voyages au Maroc, 1899-1901, Paris,
1903, préface, p. 8.
94 TROISièMK PARTIE. — CHAPITRE III
sances que le Sultan était disposé à accorder de grandes
facilités au commerce européen, si Ton consentait à
supprimer le régime de la protection diplomatique et
consulaire (1). Son but était de provoquer la réunion
d'une nouvelle conférence et la révision de l'acte du
3 juillet 1880. Mais les gouvernements intéressés, peu
désireux de voir se renouveler les difficultés anciennes,
répondirent à cette proposition par une fin de non-rece-
voir.
Quelques années plus tard, en 1892, lorsque M. d'Au-
bigny, le nouveau consul de France, se rendit à Fez
présenter au Sultan ses lettres de créance, il fut chargé,
entre autres négociations, d'obtenir du Makhzen, en com-
pensation du bénéfice de notre nouveau tarif minimum,
certaines réductions au droit fixe de 10 0/0 ad valorem
qui frappe nos importations au Maroc en vertu de l'art 7
du traité du 10 septembre 1844 qui nous garantit a en
toute chose et en toute occasion » le traitement de la
nation la plus favorisée, et de diverses conventions con-
clues par le Maroc avec d'autres puissances (2). Les pour-
parlers aboutirent à un accord qui prit la forme de
lettres chérifiennes, décision souveraine du Sultan, noti-
fiées le 24 octobre 1892, au service des douanes maro-
caines (3). Les avantages stipulésù l'importation consistent
dans la réduction à 5 0/0 ad valorem des droits qui
(1) Mémorial diplomatique, 1887. p. 807.
(2) Exposé des motifs du projet de loi portant autorisation au
Gouvernement d'appliquer le tarif minimum aux produits maro-
cains, présenté le 19 décembre 1892; Glercq (de), Recueil des
traités de la France, XIX, pp. 550 et s. —Bulletin^ décembre 489Î,
pp. 14 et s.
(3) aercq (de), op. cit,, XIX, pp. 554-552.
LA POLITIQUE IfRANÇAISE A FEZ DE 4884 A 1900 95
grèvent les tissus de soie pure et mélangée, les bijoux d'or
ou d'argent, les pierres précieuses et fausses, les rubis,
les galons d'or, toutes les espèces de vins et liqueurs et
les pâtes alimentaires. A l'exportation , les droits de sortie
qui frappent 6 articles intéressant notre commerce sont
diminués; la prohibition à l'exportation est levée pour
8 articles, à condition que l'achat en soit fait par des
négociants indigènes, et seulement dans les huit ports
ouverts au commerce européen. Enfîn il fut convenu que
les marques de fabrique seraient respectées, « en ce sens
que si un commerçant marocain contrefait les marques
d'un négociant français ou provoque leur contrefaçon,
les marchandises fabriquées au Maroc ou à l'étranger,
dans l'intention d'être vendues grâce à cette fausse
marque, comme provenant de la fabrication d'un négo-
ciant français seront confisquées au profit du gouverne-
nnent marocain, et l'auteur de la contrefaçon recevra une
punition exemplaire. » Cette protectio.î de nos marques
de fabrique n'était qu'apparente, les contrefacteurs redou-
tables, les gros importateurs marocains étant des négo-
ciants étrangers soumis à la juridiction consulaire (1).
Ainsi l'on vit, en 1894, un vapeur allemand débarquer
à Larache un chargement de sacs de sucre fabriqué à
Anvers, marqués au nom d'une raffinerie inconnue à
Marseille, avec cette légende « Provenance et fabrication
de Marseille » (2). En 1895, des négociants anglais impor-
tèrent des toiles bleues foncées, dites « guinées », dont
notre établissement de Pondichéry avait en quelque sorte
le monopole, portant non seulement une marque de
(1 ) Bulletin, décembre 4892, p. 14.
(2) ^(m£, juin 4894, p. 74.
96 TROISIÈME PARTIE. — GHAPITRB III
fabrique contrefaite, mais encore le timbre de la douane
et des entrepôts de Pondîchéry (1). Il fallut, pour éviter
de pareils procédés de concurrence, que notre consul à
Tanger passât avec les légations des autres pays, des
accords spéciaux, stipulant une protection réciproque des
marques de fabrique au Maroc ; le dernier de ces traités,
conclu avec le gouvernement italien, date de 1903 (2).
En 1893, notre consul obtint, en faveur d'une mai-
son franco-belge, la concession de la frappe de la
monnaie d'argent au Maroc pour une durée de vingt
années (3).
Quelque intéressantes que soient les tentatives de nos
consuls pour accroître Tinfluence française au Maroc,
elles ne sauraient être comparées, en intérêt et en impor-
tance, aux efforts que dut déployer vers ce temps-là notre
diplomatie pour empêcher l'Angleterre de prendre pied
sur la terre maghrébienne et faire du Maroc une nouvelle
Egypte. Les entreprises du gouvernement britannique
furent eneffetsi nombreuses etsemblent si démonstratives
que Ton ne peut s'empêcher de penser que la Grande-
Bretagne caressa un moment le projet de faire entrer
définitivement le Maroc dans sa sphère d'influence.
Instruite par l'affaire égyptienne, notre politique s'em-
pressa, comme on pense, de contrecarrer par tous les
moyens les ambitions britanniques. Si elle y parvint, ce
fut, en partie, grâce à la présence à Fez d'un sultan intel-
ligent et énergique, Moulay-el-Hassan, aussi décidé que la
(1) Bulletin, février 1895, p. 48.
(2) iiW., septembre 1903, p. 287.
(3) H. de la Martinière, op. cit.. Revue des Deux-MondeSy 15 sep-
tembre 1894, p. 423.
\Ji POLiTtQUB rilÀNÇAlSE A ?B2 DB 1881 A l900 91
France à s'opposer à toute mesure qui viendrait troubler
le statu quo de son empire.
La première tentative anglaise date du début de 1891.
Cette année-là, en assurant notamment au Sultan que
tous les sémaphores de France appartenaient au Lloyd
anglais, le ministre britannique. Sir William Rirby
Green, obtint l'autorisation d'élever, à côté du phare du
cap Spartel, un sémaphore, relié par le télégraphe à
Tanger ; il demanda en outre, permission qui lui fut re-
fusée, de construire un fortin pour défendre le sema*
phore. On comprit vite en France le danger que pré-
sentait, en cas de guerre, la possession par l'Angleterre
d'un poste de signaux surveillant le passage du détroit et
pouvant communiquer directement avec Gibraltar. Bien
que l'afifaire fût terminée, sur l'insistance de notre consul
à Tanger, le ministre des afifaires étrangères, M. Wad^
dington, ouvrit des négociations avec Londres. Il fut
assez heureux pour obtenir, par la convention anglo-
française du 27 janvier 1892, à laquelle ont adhéré
d'autres puissances, une véritable neutralisation du sé^
maphore : « en cas de guerre, stipule l'article 7, à la
demande d'une des puissances intéressées, le sémaphore
sera fermé (1). »
Dans les derniers mois de l'année 1891, des troubles
étant survenus aux environs de Tanger, les puissances
européennes envoyèrent des navires de guerre mouiller
dans les eaux de la ville. A ce moment l'attitude de la
presse anglaise fut étrange. Dès que la nouvelle des dé-
sordres parvint à Londres, les journaux se mirent à
eflfectuer le partage de l'empire marocain; ils aban-
(I) Friich, op. cii.y p. 218, n. 1. — Bulletin, mai 1894, p. 47.
0.-7
98 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE III
donnaient généreusement le territoire de l'Empire aux
autres puissances, ils ne demandaient que Tanger comme
part d'héritage, « déclarant que ce port ne devra jamais
qu'appartenir à TAnglcterre, s'il cesse de faire partie des
possessions du chérif (1). » Le 7 janvier 1892, une dé-
pêche annonça à la Bourse de Londres qu'un débarque-
ment de marins anglais venait d'avoir lieu à Tanger. La
nouvelle qui était fausse, fut accueillie avec satisfaction.
Au Parlemeiil français on s'inquiéta : un député, M. Ca-
mille Dreyfus questionna le minisire des afl'aires étran-
gères. M. Ribot déclara : « La France, de son côte, a
détaché un croiseur et un cuirassé ; ces navires sont à la
disposition de notre représentant à Tanger qui a pour
inslmcLions de faire débarquer nos équipages, s il y avait
péril })our nos nationaux ou si les équipages des navires
appartenant à d'autres nations mettaient pied à terre (2). »
L(» cabinet de Saint-James, voyant le gouvernement fran-
çais bien résolu, cette fois, à ne pas laisser l'Angleterre
agir seule au Maroc, jugea préférable de ne pass*engagcr
plus avant, et bientôt les troubles cessèrent dans les
environs de Tanger.
Battus de ce côté, les Anglais demandèrent au Sultan
l'autorisation délcver un hôpital pour la garnison de
Gibraltar. Le Sultan refusa. Us immergèrent, malgré les
protestations duMakhzen, nu cable télégraphique reliant
Tanger à Gibraltar; enfin un hardi négociant anglais, du
nom de iMackenzie, occupa l'ilot du cap Juby, à une
faible distance de la Seguict-el-Hamra, limite méridionale
de l'Empire chérifien. Sommé d'avoir à évacuer son
(1) BuUelin, février 1«D2, p. IH.
{t) Journal Officitl, Chambre des députés, 19 janvier 4892, p. 25.
LA POLITIQUE FRANÇAISE A FBZ DE 1881 A 1900 99
comptoir, il répondit que le pays ne relevait en rien de
Tautorité du Sultan (1).
Une nouvelle tentative, plus audacieuse que les pré-
cédentes, eut lieu au milieu de l'année 1892. A cette
époque, lord Salisbury envoya en mission auprès du
Sultan le nouveau ministre britannique à Tanger, Sir
Charles Evan Smith. S'il est difficile de préciser exacte-
ment l'objet des négociations dont il fut chargé, le Livre
Bleu publié par le gouvernement anglais pour défendre
sa politique devant le Parlement renfermant peut-être
des documents incomplets (2), il ne semble pas que l'on
puisse hésiter sur le caractère général de cette ambas-
sade. L'envoyé, Sir Charles Evan Smith était le même
ministre qui venait d'alléger si habilement le Sultan de
Zanzibar du fardeau de ses Etats. Sitôt arrivé à Fez, en
g^rande pompe, après avoir frit immoler deux taureaux
devant la mosquée de Moulay-Idriss (3), il pressa vive-
ment le Sultan de contresigner le projet de traité de
commerce qu'il apportait, promettant en échange d'uti-
liser l'influence de la Grande-Bretagne auprès des puis-
sances pour obtenir l'abolition du système des protections.
Ce traité fut-il le seul projet discuté, ou bien les négo-
ciations portèrent-elles sur des points dont le Livre Bleu
ne fait pas mention (4) P II est difficile de le dire. Bientôt
cependant les incidents se multiplièrent. Le Sultan
essaya d'acheter le ministre britannique ; il fit remettre
(1) Frisch, op. cit., p. 279.
(2) Extraits du Livre Bleu sur ta mission de Sir Chartes Evan
Smith au Maroc, Archives diptomatiques y 1902, lll, p. 351.
(3) Butletin, Ixim 1892, p. 17.
(4) H. de la Martinière, op. cit.. Revue des Deux-Mondes, 15 sep-
tembre 1894, p. 424.
100 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE RI
à Sir Charles Evan Smith le projet de traité, signé de
sa main, après y avoir intercalé des restrictions impor-
tantes. Sir Charles aurait, dit-on, déchiré le papier et en
aurait jeté les morceaux au vizir qui le lui apportait (1).
Après bien d'autres aventures, Sir Charles dut quitter Fez
sans avoir obtenu la signature tant désirée. La presse
anglaise accusa avec violence, et non sans raison,
semble-t-il, le ministre de France à Tanger d-avoir con-
tribué à cet échec (2).
L'insuccès retentissant de Sir Charles Evan Smith
ralentit un peu l'ardeur du gouvernement anglais : et
dans sa dernière tentative pour s'implanter au Maroc, il
usa d'une politique plus adroite et moins bruyante.
En 1893, un grave conflit venait d'éclater à Melilla entre
les tribus riffaines et l'Espagne. Le 2 octobre, une petite
troupe chargée de construire une redoute à Sidi-Guariach,
en territoire espagnol, avait été attaquée par les Maures,
sous prétexte que l'emplacement du fortin avait été fixé
aux abords d'une mosquée et d'un cimetière musulman.
Sitôt que des renforts lui furent parvenus, le général
Margallo, commandant de Melilla, prit l'offensive, culbuta
les Riffains qui assiégeaient la ville, mais perdit lui-même
la vie dans le combat. Au su de ces événements, le pre-
mier ministre d'Espagne, avec beaucoup de sang-froid,
se garda d'interrompre les relations diplomatiques avec le
Maroc; pour satisfaire l'opinion publique, 20.000 hommes
de troupes furent dirigés sur les présides, mais en même
temps leur chef, le maréchal don Arsène Martinez-Campos,
(1) Bulletin, août 189i, p. iG.
(2) Beraai'd d'AUanoux (J.), Cinquante ans de politique anglaise
au Maroc, Questions diplomatiques et coloniales, 15 mai 1897,
p. 338.
LA POLITIQUf=: FRANÇAISE A FKZ DE i88i A 1900 101
reçut la mission d'essayer d'obtenir par des moyens paci-
fiques la réparation qu'exigeaient les injustes attaques
des Marocains (1).
La diplomatie anglaise, avec boajicoup d'adresse, essaya
de tirer profit de ces événements. Di\ns les négociations
de paix qui s'ouvrirent à Merrakech çntre le maréchal
Martincz-Camposet le Sultan, elle encouragéai^si exigences
de l'Espagne en même temps qu'elle conseillait au,3ultan
de les accepter. Par cette tactique l'Angleterre se cpnci-,
liait l'Espagne, sans s'aliéner les sympathies du Maklizen*;,-
elle s'était déclarée prête, ei»eff*et, à avancer au Sultan une
partie de l'indemnité, si le Trésor marocain ne pouvait
suffire (2). La légation de France sentit le danger, et, bien
que sa position fût délicate, elle s'appliqua résolument à
faire sentir à l'ambassade espagnole tous les risques que
feraient courir à l'intégrité marocaine des prétentions
exagérées. Elle réussit à la convaincre, et le traité de paix
signé le 28 février 1894 accorda au Maroc, pour le règle-
ment d'une indemnité de vingt millions, des délais
suffisants pour rendre inutile la négociation d'un em-
prunt étranger (3).
A partir de ce moment, il semble que l'Angleterre
abandonna toute visée immédiate sur le Maroc. Les nou-
veaux ministres britanniques, SirWest-Ridgeway, M. Sa-
low, Sir Arthur Nicolson, s'eflbrcèrent, par une poli-
(\) Raphaël Torrt'S-l^ampos, La question de Melilla et la poli-
tique internationale de VEspayne^ Revue de droit international^
48y4. pp. 234 et s. — Bulletin, novembre 1893, p. 8 ; décembre 4893,
p. 47 ; janvier 4894, p. 8.
(2) Bulletin, avril 4894, p. 28 — Frisch, op, cit., p. 280.
(3) Rouard de Gard, Les relations de V Espagne et du Maroc
pendant la seconde moitié du xii« siècle^ 1904, XI, pp. 321-322.
lOS TROISliME PAKTIB. — CHAPITRE III
Partager cet article
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
2